Publié le 04/06/2019

Les politiques agricoles en France depuis 1950

 

La fin programmée des paysans

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est marquée par le souvenir des crises alimentaires survenues pendant la première moitié du siècle et le rationnement des denrées qui en a résulté. L’objectif est de développer l’agriculture française, afin que le pays s’auto-suffise et exporte. Le rapport Rueff-Armand, remis au général de Gaulle en novembre 1959, définit en une phrase le virage que doit prendre la production agricole française : « La situation actuelle est imputable à l’archaïsme des structures parcellaires, à la faiblesse des surfaces cultivées par bon nombre d’agriculteurs, à l’inadaptation de certaines méthodes de production aux possibilités et aux exigences des progrès techniques, enfin, à l’insuffisance des stimulants, imputable, jusqu’à un passé récent, à un excès de protectionnisme. » 1

Cela signifie, en d’autres termes : concentration et spécialisation des exploitations, augmentation des surfaces cultivées, mécanisation et recours aux nouvelles technologies de l’époque pour augmenter le rendement, notamment la chimie; et libéralisation du marché des denrées agricoles.

Entre 1970 et 2003, un million d’exploitations ont disparu en France, souvent faute de repreneurs 2. Les données Agreste chiffrent à 450 000 les exploitations agricoles en France Métropolitaine en 2013, soit 8% de moins qu’en 2010. La surface agricole utile (SAU) n’ayant baissé sur la même période que de 0,3%, « on constate un agrandissement des exploitations, dont la taille moyenne augmente de 8%, à 61 ha, contre 42ha en 1988. Un tiers des exploitations sont aujourd’hui de grandes structures qui devancent désormais les exploitations moyennes ».

La spécialisation, lorsqu’une exploitation tire les deux tiers de sa production brute standard d’une production donnée, s’est imposée. 60 000 exploitations en 2004 sont de type mixte, « associant de façon équilibrée plusieurs types de cultures ou d’élevages ». Elles étaient 70 000 en 2000.4 Mais cette spécialisation a un impact sur la biodiversité. Depuis le début du siècle, 75 % de la diversité génétique des plantes cultivées a été perdu5 tandis que l’espace agricole a fondu : « en 2003, l’agriculture occupe 32 millions d’hectares, que ce soit en surface agricole utilisée ou en territoire agricole non cultivé. Cette superficie représente 59 % du territoire métropolitain français contre 72 % en 1950. » 6 (cet extrait n’établit pas clairement la part de territoire cultivé et n’illustre pas la proposition qui le précédait à l’origine, il valait donc mieux changer cette proposition)

L’objectif de mécanisation et d’utilisation des « progrès technologiques » est largement rempli. Les paysans ont joué le jeu, agrandi la surface de leur exploitation et, grâce à la politique de crédits agricoles, ont massivement investi dans la modernisation de leurs outils de production. Les animaux ont été entassés dans des hangars dont la gestion est informatisée, les haies ont été détruites pour faciliter le passage des moissonneuses-batteuses. La monoculture intensive et l’usage de produits chimiques, visant à augmenter les rendements pour pouvoir rembourser les prêts, ont appauvri les sols, rendant nécessaire le recours à une quantité accrue d’engrais pour compenser les déséquilibres. La France est, à l’heure actuelle, le deuxième pays européen consommateur de pesticides (66 659 tonnes), juste après l’Espagne (69 687 tonnes) et devant l’Italie (49 011 tonnes). En 2011, cela représentait chez nous un marché de 1,9 milliards d’euros pour une consommation de 62 700 tonnes7.

Du point de vue économique, on a, dès 1957, avec le premier traité de libre-échange de la Communauté économique européenne, soumis nos paysans à une concurrence accrue, notamment de la part des autres pays de la CEE. Cette mise en concurrence, amplifiée au cours des dernières décennies, fait encore des dégâts aujourd’hui. À titre d’exemple, les maraîchers français sont directement mis en concurrence avec leurs homologues espagnols, pays où le SMIG est moitié moindre qu’en France. « Après trois années négatives, beaucoup se demandent s’ils vont renouveler leur verger. Là, la concurrence n’est plus supportable. Il faut nous dire comment on fait dans ce système libéral. Notre but n’est pas de stigmatiser les producteurs espagnols, qui sont aussi en détresse, mais de montrer que c’est la loi de la jungle », témoignait Bruno Darnaud 8.

En un siècle, cette politique a eu pour conséquence la destruction de près de cinq millions d’emplois dans le secteur agricole, créant un vaste exode rural et une armée de réserve pour le secteur industriel. « En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire constitutive d’elle-même », constatait Henri Mendras dans La Fin des paysans 9, dès 1967.

Malgré les efforts du monde paysan qui, suivant les recommandations des agronomes et des économistes ruraux, a concentré, spécialisé, modernisé le secteur et doublé le volume de la production agricole totale, la valeur de celle-ci, hors subventions, a diminué de 16 % en quarante-quatre ans en termes réels, c’est-à-dire en prenant en compte l’inflation générale des prix: « Ceci est le résultat d’un déséquilibre entre l’offre de produits agricoles, croissante, et une demande qui progresse moins vite. »10

Ces politiques agricoles, menées depuis les années cinquante, ont pour conséquences la diminution drastique du nombre d’emplois dans ce secteur, la diminution du niveau de vie des paysans, l’endettement des structures agricoles, la détérioration de l’environnement, la disparition de la biodiversité, l’augmentation de la vulnérabilité des plantes et espèces cultivées, l’érosion des sols et la pollution des eaux. Et c’est la réputation de nos agriculteurs qui en fait les frais : « Pendant des années, l’État français nous a demandé de nous convertir massivement à l’agriculture intensive, j’en suis un pur produit. On a exigé que nous produisions beaucoup pour pas cher. Or aujourd’hui on nous reproche ce productivisme, on nous stigmatise. Mais nous sommes ici pour nourrir les gens, pas pour les empoisonner»11 , se défend un producteur de porc breton.

La France et l’Union européenne sont capables de rectifier le tir et de poser les bases d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Il leur faudrait, pour cela, abandonner le mythe du « progrès » en rupture avec le passé, réorienter les paysans vers des techniques ancestrales et l’agriculture biologique. Selon l’INRA, ancien bastion de la recherche de l’agriculture productiviste, l’agriculture intensive n’est pas rentable, et cela coûterait moins cher à nos agriculteurs de produire sans pesticides. De plus, « l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement », selon la FAO. Cette orientation massive de l’agriculture aurait pour conséquences l’augmentation du nombre d’emplois agricoles en France car, moins mécanisée, elle demande plus de main-d’œuvre;  ainsi, les fermes bio emploient nettement plus de travailleurs salariés, dont la part représente 43% du temps de travail annuel, contre 27% en conventionnel. Le quart du temps de travail en exploitation bio est effectué par des salariés permanents, contre 17% en conventionnel. Les exploitations bios ont par ailleurs recours à plus de main-d’œuvre saisonnière, avec 18% du temps de travail annuel contre 10% en conventionnel12.

 

L’agriculture biologique entraînerait en outre la diminution ou la disparition de l’endettement agricole car, si celle-ci exige plus de main d’œuvre, elle nécessite moins d’investissements, le tout en favorisant la protection de l’environnement, des sols, de l’eau et la préservation de la biodiversité.

 

Si, de plus, elle était couplée avec des politiques de stabilisation des prix agricoles et distribuée localement, elle contribuerait à augmenter le niveau de vie des agriculteurs et à améliorer la santé de tous.

 

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1 Rueff, Jacques, Armand, Louis et autres, Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, Paris, novembre 1959, p. 17.

2 Ministère de l’Agriculture (consulté le 7 septembre 2011), Évolution des exploitations agricoles – Faits et chiffres, 2004. [En ligne]. Adresse URL : agriculture.gouv.fr/evolution-des-exploitations.

4 Ministère de l’Agriculture, ibid.

5 FAO, La biodiversité au service de l’humanité, Les Archives de la FAO, s. d.

6 Desrier, Maurice, L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits d’exploitations uniques, Paris, Agreste, 2007.

7 Plan ECOPHYTO II ; Note de suivi 2015 ECOPHYTO

8 Darnaud, Bruno, président de l’Association des producteurs de pêches-nectarines, cité dans «Fruits et légumes : les raisons d’une crise», Bolis, Angela, Le Monde du 18 août 2011.

9 Mendras, Henri, La fin des paysans, innovations et changements dans l’agriculture française, Paris, SEDEIS, 1967.

10 Desrier, Maurice, L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits d’exploitations uniques, Paris, Agreste, 2007, p. 22.

11 Poirier, Michel, cité dans, Saporta, Isabelle, Le livre noir de l’agriculture – Comment on assassine nos paysans, notre santé et l’environnement, Paris, Fayard, 2011, p. 219.

12 Dossier de presse Agence Bio 2016