Publié le 04/06/2019

Sécurité de l’approvisionnement alimentaire

 

La course folle à la croissance

 

Le mythe de la croissance, pilier du système capitaliste, est particulièrement fort dans le secteur de l’agriculture. Cela fait cinquante ans que l’on pousse nos paysans à produire toujours plus et à bas coût. Cette doctrine se déclare volontiers humaniste et bienveillante, tirant prétexte de la nécessité de nourrir une humanité toujours plus nombreuse. Selon ses porte-voix, seule l’agriculture conventionnelle productiviste pourrait nourrir huit milliards d’êtres humains d’ici 2025, sachant que près d’une personne sur neuf souffre déjà de la faim 1. Pourtant, si l’on étudie les faits ce discours est spécieux sert les intérêts de ceux qui le dispensent.

Jusqu’ici, la croissance de la production agricole a surtout reposé sur l’industrialisation de l’appareil productif, l’utilisation massive de pesticides et d’engrais chimiques, la sélection d’un nombre limité de variétés avec, pour objectif, l’uniformisation des cultures et une augmentation considérable des rendements.

Sur le papier, en cinquante ans, l’objectif d’accroissement de la production agricole a été rempli. On a produit dans le monde 1,6 fois plus d’aliments en 2000 qu’en 1950 2 et la proportion de la population mondiale souffrant de sous-alimentation est passée de 50 % à 10,9 % 3 en 2016.

Cependant, cette baisse spectaculaire ne doit pas occulter le fait qu’un être humain sur cinq souffre de malnutrition quand par ailleurs, selon la FAO, « le tiers des aliments produits chaque année dans le monde pour la consommation humaine, soit environ 1,3 milliard de tonnes, est perdu ou gaspillé » 4. L’obésité et les problèmes de poids atteignent, eux, des taux record : En 2013, près de 30% de l’humanité, soit 2,1 milliards de personnes, étaient en surpoids, dont 671 millions de personnes atteintes d’obésité (avec un IMC supérieur à 30). En trente ans, ce fléau sanitaire s’est aggravé dans les pays pauvres comme dans les pays riches, progressant de 28 % chez les adultes (avec une tendance nettement supérieure chez les femmes) et de 47 % chez les enfants et adolescents. En cause, la sédentarité, la surconsommation de sucres et, plus communément, la « malbouffe ».

Car la croissance de la production agricole menée de manière intensive, industrielle et chimique, a déréglé les modes de consommation, entraînant des désordres nutritionnels chroniques aux conséquences graves pour la santé humaine. Elle n’a simplement pas résolu le problème de la malnutrition dans le monde, car l’autonomie alimentaire, les conduites de production et les choix de cultures en sont les véritables clés.

 

 

L’accroissement de la part des protéines d’origine animale dans l’alimentation des pays du Nord, et de la frange la plus aisée de la population des pays émergents, en est un corollaire. Le rapport de l’ONU sur le droit à l’alimentation, rédigé par Olivier de Schutter, précise que « près de la moitié de la production mondiale de céréales sert à fabriquer de la nourriture pour animaux, et la consommation de viande devrait passer de 37,4 kg par personne et par an en 2000 à plus de 52 kg en 2050 » 6. Par ailleurs, l’utilisation dans l’alimentation animale de déchets divers et de médicaments, rendus nécessaires par les conditions indignes d’élevage, entraîne un véritable problème de santé publique dans ces pays.

Le rapport de l’ONU cite également le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) qui « estime que même si l’on tient compte de la valeur énergétique de la viande produite, la perte en calories due au fait de donner des céréales aux animaux, plutôt que de les utiliser directement pour nourrir les humains, équivaut aux besoins annuels en calories de plus de 3,5 milliards de personnes7 ».

Concernant le gaspillage, le PNUE estime entre 20 et 40 % les pertes de récoltes dues aux parasites et organismes pathogènes dans les pays en développement. Les pertes dues au stockage et aux mauvaises conditions de conservation représenteraient 12 % à 50 % des récoltes, pour les fruits et légumes.

Enfin, la croissance de la production agricole s’accélère encore avec la production d’agro-carburants, laquelle entre en concurrence directe avec les productions alimentaires,  causant en outre la destruction des surfaces forestières.

Alors, doit-on continuer à produire plus en polluant plus pour gaspiller plus, en espérant que ce qui reste revienne aux populations qui en ont besoin ? Ou simplement produire mieux ?

L’industrialisation de l’appareil productif agricole rend les populations paysannes dépendantes des multinationales de l’agro-industrie, en excluant celles qui ne peuvent pas réaliser les investissements nécessaires. José Graziano da Silva, actuel Directeur général de la FAO, observe dans son rapport sur l’Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde/20158 que : « La croissance économique est un facteur essentiel du succès dans la réduction de la sous-alimentation, mais uniquement quand elle est inclusive, c’est-à-dire quand elle donne aux pauvres, qui possèdent peu de biens et de maigres compétences, la possibilité d’améliorer leur quotidien. La productivité accrue de l’agriculture familiale et le renforcement des mécanismes de protection sociale sont les éléments clés de la promotion de la croissance et doivent aller de pair avec des marchés en état de fonctionnement et une structure de gouvernance où chacun peut se faire entendre ». Le point de départ de la sécurité alimentaire des plus pauvres est bien, outre l’indispensable paix, l’autonomie à échelle familiale, grâce à des terres disponibles, fertilisées d’après des techniques de production exemptes d’intrants chimiques, avec l’emploi de semences reproductibles, de plantes adaptées à leur environnement.  Et, s’il est vital dans les pays les plus pauvres, ce modèle vertueux est valable partout.

Car l’usage des engrais chimiques crée une dépendance chère payée vis à vis des fabricants, y compris chez les agriculteurs occidentaux aux abois. L’approvisionnement et la stérilisation consécutive des sols engendre une surconsommation d’engrais chimiques et de nouvelles déforestations dans les zones déjà concernées par ce phénomène, mettant en péril les poumons de la planète. La sélection sur la base du rendement, conjuguée à la cette déforestation et à l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques, diminue la biodiversité et menace l’ensemble des espèces vivantes, dont l’espèce humaine.

L’augmentation de la production et de la productivité, pensée et menée de cette façon,  est donc une impasse. Il est nécessaire de s’attaquer aux gaspillages à chaque étape de la production, de la distribution et de la consommation, et de réallouer les terres agricoles aux paysans, d’encourager et de soutenir partout l’agro-écologie ou les techniques d’agricultures biologiques – modernes et ancestrales – et le choix de cultures bien ancrées dans les spécificités de leur terroir. Il est aussi grand temps, particulièrement pour les pays riches qui s’y adonnent depuis trois décennies, de sortir de la de la surconsommation de viande, et, pour les autres, de résister à cette tentation.

Ces directions, entre autres, pourraient permettre, dès aujourd’hui, à huit milliards d’êtres humains de manger à leur faim de manière qualitative, variée et saine, en alliance avec leur environnement. Car, de son agression, sur le long terme, seules les firmes agro-chimiques profitent, causant de grands torts au capital vivant de la planète, bien commun d’êtres humains dont on gâche les chances de vivre dans de bonnes conditions environnementales et sanitaires, avant même que d’être nés.

 

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1 FAO, (consulté le 14 mars 2016), «L’Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde».

2 FAO (consulté le 21 septembre 2011), «L’impact économique et social de la modernisation agricole ».

3 FAO (consulté le 14 mars 2016), «L’Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde».

4 FAO (consulté le 21 septembre 2011), « Pour nourrir le monde, réduisons nos pertes alimentaires ».

5 LeMonde.fr (consulté le 14 mars 2016), « Près du tiers de l’humanité souffre d’obésité ou de surpoids » NB : l’indice de masse corporelle, ou IMC, est calculé en divisant le poids par le carré de la taille.

6 Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), The environmental

food crisis – The environment’s role in averting future food crises, 2009, p. 27.

7 Ibid., p. 30 et 31.

FAO 2015 (consulté le 14 mars 2016), « L’Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde ».